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La Mort de Virgile - Hermann Broch

Car la nuit était établie devant lui tellement prête à tout accueillir, tellement transportée loin du monde terrestre, tellement remplie de la poussière argentée des échos, dont les sons arrivaient de ses frontières les plus lointaines, qu'il était impossible de faire une distinction entre elle et tout ce qu'elle recélait : était-ce un chant, un braillement hilare, le souffle d'un cri animal ou le froissement du vent, on ne le savait pas. Et cette ignorance hostile au savoir, dans laquelle la beauté se voile comme pour protéger sa délicatesse et sa fragilité, dans laquelle il lui faut même nécessairement se voiler, car l'unité des mondes fondée par elle est plus fugitive et moins résistante, plus contestable que celle fondée par la connaissance, et peut, en outre, contrairement à cette dernière, constamment être endommagée par le savoir, cette ignorance rayonnait en même temps que la beauté, de toute la circonférence du monde visible, rayonnait à la fois délicate et presque démoniaque, sous forme d'une attirance, de l 'arrogante séduction de l'équivalence, arrivait jusqu'à lui comme un chuchotement démoniaque, issu de la frontière la plus extérieure, pénétrant jusqu'à la frontière la plus intérieure, comme un chuchotement scintillant et océanique, inondé par la lune et l'inondant lui-même, équilibré comme le flottement des marées universelles, dont la puissance chuchotante transmue l'un dans l'autre le visible et l'invisible, enserre la multiplicité des choses dans l'unité du moi, la multiplicité des pensées dans l'unité du monde, leur ôtant à toutes deux leur réalité pour les transformer en beauté : le savoir de la beauté c'est l'ignorance, sa connaissance c'est la non-connaissance,- un savoir qui n'est pas devancé par la pensée, une connaissance qui n'est pas débordée par la réalité, - et dans son équilibre figé, - figeant le fluide équilibre de la pensée et de la réalité , - le jeu alterné des questions et des réponses, de ce qui peut être demandé et de ce qui peut être répondu, le jeu créateur du monde, la beauté, arrête la balance des flots du monde intérieur et du monde extérieur, dans son équilibre figé elle devient un symbole du symbole. C'est ainsi que la nuit s'incurvait autour de lui, équilibrée dans une beauté harmonieuse, le sombre éclat de l'espace nocturne étalé dans un allongement saturnien au-dessus de tous les temps, mais cependant, même ainsi, demeurant à l'intérieur du temps et ne dépassant le monde terrestre, tendu d'une frontière à l'autre et constituant lui-même en chacun de ses points, la frontière la plus extérieure et la plus intérieure; c'est ainsi que la nuit s'étendait autour de lui et en lui, et elle faisait rouler à lui, dans un flot prenant sa source dans son équilibre terrestre, sa beauté, symbole du symbole, apportant avec soi tout le dépaysement des limites lointaines les plus extérieures et les plus intérieures, tout en étant d'une étrange familiarité, voilé dans l'ignorance tout en étant étrangement dévoilé, car maintenant se révélait à lui, comme à la lumière soudaine et magique d'un second éclairage, sous forme du symbole de sa propre image, si distinct en dépit de son super-éloignement qu'on eût dit qu'il l'avait créée,- se révélait sous forme de la symbolisation du Moi dans l'Univers, de l'Univers dans le Moi; du double symbole entrelacé de l'existence terrestre : illuminant la nuit, illuminant le monde, la beauté remplissait toutes les limites de l'espace sans limite; plongée avec celui-ci dans le temps, portée à travers les âges, elle devenait leur perpétuel instant, elle devenait la limitation du temps sans limites, elle devenait le symbole intégral de la condition terrestre limitée par le temps et par l'espace,- révélant la tristesse de la limitation; et ainsi, à juste titre, elle était la beauté de notre monde.